Le partage, chemin de liberté
Tribune de Bernard Devert, président-fondateur du mouvement de lutte contre le mal-logement et la précarité, Habitat et Humanisme
Au nom du « libre-échange », l’argent trouve de grands espaces lui permettant de se libérer de sa condition de serviteur jusqu’à devenir l’idole qui, enflée de sa puissance, attire et attise alors même qu’elle est une des premières causes du saccage environnemental. François, dans son Encyclique ‘Laudato Si’, souligne que « le rythme de consommation, de gaspillage et de détérioration de l’environnement a dépassé les possibilités de la planète » (§ 161).
Comment oublier les cris d’alarme sur le climat et les inégalités mondiales qui s’expriment largement tant les dangers sont prégnants.
Aussi, convient-il de retrouver le sens, à commencer par celui de l’équilibre, d’où l’urgence d’assigner à l’argent sa fonction : servir et ne point se servir, sauf à consentir à ce que l’idole poursuive d’irréparables ravages jusqu’au naufrage de notre civilisation.
Quel monde allons-nous laisser ? La question s’inscrit dans le continuum de celle de la Genèse : « Qu’as-tu fait de ton frère » ?
L’idole enfermée dans son narcissisme ne peut penser l’avenir, ni voir les blessures qu’elle cause, pour refuser toute place à l’hospitalité, laquelle n’est imaginable que dans une approche humaniste offrant une vigilante attention à la fragilité.
Reconnaître l’emprise du serviteur sur le maître faisait dire à Péguy : « nous sommes des vaincus », ce que reprend François Perroux, économiste : « les biens les plus précieux et les plus nobles dans la vie des hommes, l’honneur, la joie, l’affection, le respect d’autrui ne doivent venir sur aucun marché ».
L’argent démonétise les valeurs quand elle ne les avilit pas, d’où cette veille indispensable pour protéger les échanges afin qu’ils gardent cette noblesse nécessaire à leur pérennité.
Dans le même sens, l’économiste, Jacques Généreux, ne craint pas de parler d’une Société devenue « dissociété » réprimant le désir d’être « avec », chaque dissocié ne supportant le « vivre ensemble » qu’avec des personnes qui lui sont semblables.
L’argent, cependant, n’est pas le diable ; nul besoin de s’en approcher avec une grande cuillère, il suffit de lui faire comprendre qui commande ; l’homme est ainsi appelé à un sursaut de responsabilité pour « déboulonner » l’idole.
Quand l’homme ne s’en laisse pas conter, s’éveille alors une économie maîtrisée, plus sobre, prenant en compte les oubliés et rejetés de la croissance, d’où des relations nouvelles qui ne sont pas seulement réparatrices mais transformatrices, laissant entrevoir le possible d’une civilisation plus humanisée.
Le film « l’Argent » de Robert Bresson montre combien le maître ‑ complice de la cupidité ‑ a laissé au serviteur le soin de tout régir, d’où d’inévitables désordres conduisant aux meurtres, à commencer par celui du sens de l’essentiel.
C’est une femme habitée par le don qui, avec une infinie richesse de cœur, offre une rédemption à celui qui fut moralement assassiné pour que toute la place soit laissée à l’idole.
Notre Société en recherche d’équilibre ne peut remettre de l’ordre dans ses relations que si elle prend le risque de s’interroger sur le sens à partir de la vulnérabilité qui, dans son sommet, la finitude, confère au partage la seule richesse qui demeure.