Parle moi de toi(t) : « Mon terrier, mon palais, ma prison », Jean-Pierre Raynaud

Dans ce premier épisode de Parle moi de toi(t), l’artiste plasticien Jean-Pierre Raynaud reçoit Ariane Artinian chez lui, rue des Plantes.

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Vous connaissez sûrement ses fameux pots de terre… Rencontre avec le célèbre plasticien Jean-Pierre Raynaud à son domicile parisien, rue des Plantes, dans le 14e arrondissement.

Ariane Artinian : Rue des Plantes, c’est un heureux hasard pour l’amoureux des plantes que vous êtes ?

Jean-Pierre Raynaud : Je ne sais pas si j’ai besoin des êtres humains à l’extérieur, mais je sais qu’avec les plantes, je suis en sécurité.

Ariane Artinian : Vous étiez parti dans la vie pour être horticulteur, aujourd’hui vous habitez rue des Plantes, entre temps vous êtes devenu artiste…

Jean-Pierre Raynaud : J’ai commencé dans la vie comme tout le monde, sans savoir ce qui allait se passer. Je n’avais pas du monde une très grande envie de vivre. Je suis né six mois avant la guerre. Vous imaginez que tout cela a dû peser très lourd dans mon histoire. Je n’ai pas de souvenir merveilleux de quand j’étais petit, ça a été très compliqué. Puis la guerre d’Algérie est arrivée. J’ai fait mon service militaire pendant deux et demi mais je ne suis pas parti là-bas car j’étais pupille de la nation, mon père ayant été tué pendant la guerre. Je suis resté alité pendant un an après mon service militaire dans un isolement absolument complet. Et, un jour, subitement j’ai eu envie de m’exprimer. J’ai quitté mon lit, je suis allé dans le garage de notre maison de Colombes. J’y ai trouvé des pots de fleurs, un pot de peinture et du ciment. C’était un geste de sursis médical et je me suis senti très bien car, là, je m’exprimais, mais il n’était pas question d’œuvre d’art.

Ariane Artinian : Qu’est-ce qui vous a poussé à sortir de votre lit ce jour-là ?

Jean-Pierre Raynaud : La vie sans doute. Je fais ce premier pot de fleurs, puis j’en fait sept, huit. J’étais saisi d’une sorte de fièvre. Je ne sais pas encore que je suis artiste. À partir de ce moment-là, tout va très vite. Je pars alors à Paris avec deux pots de fleurs. À la sortie du métro Saint-Germain-des-Prés, je vois dans une vitrine, rue Montfaucon, quelque chose qui ressemblait totalement à ce que je faisais, c’est-à-dire des choses totalement irrationnelles. Il y avait un monochrome de Klein, un empaquetage de Christo, c’était le nouveau réalisme. Je rentre dans “la boutique“ et je dis : « Je fais comme vous, je fais des choses comme ça ». Je ne pensais pas que c’était une galerie d’art, j’ai été très bien reçu. Et on m’a dit : « Tu es des nôtres, tu es un artiste ».

Ariane Artinian : Pas d’école d’art, de belles rencontres, mais surtout une formidable pulsion de vie…

Jean-Pierre Raynaud : Oui, mais aussi une chance inouïe, tous ces facteurs qui font que, une fois réunis, une situation exceptionnelle se passe. Je rencontre un marchand d’art qui avait organisé la première exposition consacrée à Francis Bacon à Paris. Je ne pouvais pas être dans un meilleur endroit. Puis, on me conseille d’aller à New York où je suis reçu par Marcel Duchamp en privé. L’histoire est belle, je n’ai pas besoin de l’embellir. Là, je comprends que je fais ce qu’on appelle de l’art contemporain, qui n’était d’ailleurs pas extrêmement bien vu au début des années 1960, car considéré comme pas très sérieux. J’avais fait quatre ans d’études et je m’intéressais aux plante, ça m’est resté, elles sont restées mes amies, je ne me suis jamais fâché avec elles, j’ai eu plus de mal avec les êtres humains. Avec les plantes, on a quelque chose à dire ensemble, et ça continue.

Ariane Artinian : Comment avez-vous traversé cette période de covid ?

Jean-Pierre Raynaud : Extrêmement bien, car je suis une forme de solitaire, pas pour être seul, car j’aime beaucoup échanger avec les autres, mais je suis mal dans le monde sociétal. J’ai besoin de vivre une expérience personnelle et de la montrer aux autres. C’est mon moyen de communication. L’être humain est le vrai vecteur de l’art, l’art vient ensuite, c’est le territoire dans lequel je suis plutôt doué pour exprimer des non-dits. C’est avec les matériaux inertes que j’essaie de communiquer avec les autres. C’est peut-être pour moi une forme de langue pour échanger avec les autres. Je vis comme un prisonnier, donc, pour un prisonnier qui est dans sa cellule, qu’il y ait le covid ou pas, ça ne change pas grand-chose.

Ariane Artinian: Comment appréhendez-vous le lien entre le toi(t) et le moi ?

Jean-Pierre Raynaud : Pour la petite histoire, je me suis marié il y a cinquante ans et au bout d’un an, c’était fini. Ce qui est difficile, on le sait, c’est faire un projet à deux. Chacun doit y trouver son compte. Tandis que l’artiste est seul maître à bord. C’est d’un autoritarisme absolu, mais il faut aller jusqu’au bout. Je me suis marié une seconde fois quarante plus tard et j’ai eu un beau garçon. Je suis là pour eux, mais, ensuite, j’ai décidé de revenir à moi, d’être en solitaire. Tout cela se passe dans ce que vous appelez un atelier, cet endroit qui fait rêver. Moi, je n’ai pas d’atelier, j’ai un terrier où je vis comme un animal, où je fais le pire et le meilleur. Mais comme c’est là que je passe énormément de temps avec moi-même, je suis très sensible à la beauté, la beauté du corps, bien sûr, mais aussi le mental la beauté mentale , j’aime la capacité de rêve. À l’intérieur de chez moi, je ne gêne personne, je vis comme un prince.

Ariane Artinian : Un terrier ou un palais ?

Jean-Pierre Raynaud : C’est un palais, c’est une prison, c’est tout à la fois. Je suis un passeur. Je n’ai pas besoin du mot artiste, je sais que je fais quelque chose dans cette catégorie. Je respecte beaucoup les artistes – j’aime Matisse, Malevitch et bien d’ autres – mais ce n’est pas l’artiste qui me fascine, c’est ce qu’il a fait. Aujourd’hui, l’artiste, c’est celui qui essaie d’être d’abord et s’il est riche, c’est encore mieux. On aime la réussite. Je connais des artistes qui ne sont pas connus mais qui sont d’immenses artistes. C’est un problème de destin, ce n’est ni logique ni normal, c’est la vie, il faut l’assumer. Moi, c’est vraiment une aventure existentielle. Je dois vivre ce que je dois être, je sais que je suis un artiste puisqu’on me l’a dit.

Ariane Artinian : Quand vous dites « je dois vivre ce que je dois être », c’est quoi le « dois » ?

Jean-Pierre Raynaud : Le « dois », c’est ce que je ne dois pas regretter de ne pas avoir fait si je faisais le bilan de mon existence. Je veux m’assumer et le danger me stimule beaucoup. Je me suis mis dans des postures artistiques un peu compliquées, j’ai rencontré Fidel Castro, j’ai été en Corée du Nord. Vivre quelque chose, c’est vivre l’inconnu. C’est vrai qu’aujourd’hui il n’y a pas beaucoup de place pour l’inconnu. On analyse tout, scientifiquement, philosophiquement. C’est dommage car ce qui est intéressant, c’est ce que l’on ne comprend pas. Les œuvre m’intéressent aussi pour ça, il y a une piste, une direction, s’aventurer dans une œuvre, c’est prendre le  – heureux – risque de ne plus être le même après avoir rencontré ces choses. Certaines œuvres peuvent nous transformer complètement. C’est une aventure extraordinaire. C’est une sorte de capital qui permet de rêver, de progresser, ou de reculer.

Ariane Artinian : Qu’est-ce qui vous fait vibrer aujourd’hui ?

Jean-Pierre Raynaud : C’est ce qui me faisait vibrer il y a cinquante-cinq ans, c’est terminer ce que j’ai commencé. De bien caler les choses pour que ça soit le plus clair possible dans mon énoncé. Quand on est fidèle à quelque chose pendant tout une vie, ça veut dire quelque chose.

Ariane Artinian : Quelque chose, c’est soi ?

Jean-Pierre Raynaud : C’est vivre la particularité d’être un être humain aujourd’hui comme on a pu l’être il y a 10 000 ans ou 50 000 ans. Ces choses qui sont instinctives et basiques : le plaisir, la peur, le fait de savoir qu’on a un temps limité. Et comme je ne suis pas croyant, automatiquement, je n’ai aucun refuge, il n’y a rien qui va me sauver. Tout ce que je fais, c’est maintenant. Le jour où ça s’arrête, tout s’arrête. Alors, peut-être que ces œuvres un peu éparses continuent à parler comme des poèmes.

Ariane Artinian : Pensez-vous que sortir aujourd’hui d’une année alitée, serait plus compliqué aujourd’hui?

Jean-Pierre Raynaud : Je sais ce que j’ai vécu et quand je vois mon fils qui a 18 ans et qui se sait se servir des ordinateurs, des portables, je sais qu’il a traversé les mêmes épreuves que moi, mais au lieu de vivre jusqu’à 85 ans, il vivra jusqu’à 110, 120 ans, il ira peut-être sur une autre planète. Moi j’ai assez de travail sur cette planète-là. Je suis né à Paris, je vis à Paris et je meurs à Paris. Je ne bouge pas, je n’ai pas de raison de quitter le territoire. Bien sûr j’ai fait le tour du monde pour des raisons professionnelles, mais je n’avais qu’une envie, c’était retrouvé mon terrier.

Ariane Artinian : Vous m’avez confié que vous n’aviez pas de portable, que la vue d’une cuisinière vous donnait des boutons…

Jean-Pierre Raynaud : Si je n’ai pas de portable, c’est parce que j’ai mon cœur qui commence à battre, parce que cela m’angoisse. Un bouton, ça va, deux boutons, ça ne va plus. Et c’est pourquoi je n’ai pas de cuisine. La cuisine me sert de dépôt. Je n’ai jamais fait chauffer quelque chose. Ce qui prouve qu’on peut vivre sa vie en mangeant froid. Je ne suis pas malheureux. C’est ma méthode, mais quand je vais au restaurant, là, je savoure, il y a la chaleur des autres, la chaleur des plats, ce sont des voluptés que l’on oublie peut-être quand on mange tous les jours chauds.

Ariane Artinian : Depuis combien de temps êtes-vous arrivé dans ce terrier rue des Plantes ?

Jean-Pierre Raynaud : Il y a environ six ans. J’aime bien l’idée que je loue parce que j’ai une clé, j’ouvre la porte, c’est chez moi, de l’autre côté, c’est l’extérieur, que je ne haïs pas du tout, je sors dehors, je suis curieux de tout, c’est très désirable, c’est beau, et quand ça m’ennuie, je ne regarde pas. Je ne suis pas en train de donner des leçons de savoir-vivre, mais pouvoir le faire, c’est un luxe. Il est vrai que je rêve beaucoup. Et quand on est dans le monde extérieur, le rêve, c’est quelque chose qui se négocie, parce qu’il y a le monde social, l’organisation spatiale qui est normale, mais je ne suis pas fait pour être en équipe.

Par Ariane Artinian
Parle moi de toi(t) est un podcast réalisé par le Studio MySweet x Types Top Records, et produit par MySweetimmo.com